Préface "La Face Cachée des Fantômes"- réflexion sur le traumatisme

LA FACE CACHÉE DES FANTÔMES

 

Marie-Laure Aubignat Préface Boris CYULNIK

«… l’âme de l’enfant que nous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis, viennent nous jeter à poignée, leur richesse et leur mauvais sort… » écrivait Marcel Proust dans « La Prisonnière ».

Les victoires de nos parents font partie de notre histoire. Nous nous développons dans le bien-être que nous apporte leur richesse, nous nous épanouissons dans les récits qui racontent leur réussite et les échecs momentanés dont ils sont sortis grandis. Ils nous enveloppent dans leurs bras sécurisants et dans les récits de leur bonne fortune.

Alors, se demande Marie Laure Aubignat que se passe-t-il quand les parents ont été traumatisés ? Nous enveloppent-ils dans leurs bras endoloris et nous racontent-ils des récits d’horreur ? Qu’ils soient heureux ou blessés, pourraient-ils rien nous transmettre ?

Quand la mémoire familiale est racontée, c’est presque un mythe qu’elle transmet. Il ne s’agit pas, pour les parents de faire revenir le passé afin de l’offrir aux enfants, il s’agit d’en faire une représentation qui leur servira d’identité : « Voilà comment on est, nous, dans notre famille. Voilà de qui tu viens, ce qu’ont subi tes ancêtres et ce qu’ils ont surmonté. Sois fier d’eux, sois fier d’où tu viens ! »

Le passé sacralise l’événement. J’ai connu des gens qui étaient fiers d’avoir pour ancêtre un voleur célèbre, alors qu’ils seraient morts de honte s’il s’était agi de leur père. C’est ainsi que la mémoire fabrique les mythes dont on a besoin pour vivre ensemble.

Est-il possible pour un survivant d’Auschwitz de fabriquer du mythe alors que son trauma n’est pas encore résolu, que tout lui rappelle la destruction et que l’horreur revient la nuit dans ses cauchemars ?

Quand on ne peut pas transmettre à ceux qu’on aime un récit paisible, un fantôme passe lors des silences et des étrangetés. Il évoque une mort sans sépulture, impossible à représenter : un tas. Peut-on faire ça à ses enfants ? Alors on se tait, on détourne l’attention, on dit qu’on ne se rappelle pas, que c’est fini tout ça, que la vie continue. N’en croyez rien. Quand un fantôme est perçu par l’enfant, un indice qui évoque la mort, un objet curieux qui symbolise on ne sait quoi, un déraillement de la voix qui révèle un trouble, le petit ne peut pas s’empêcher de penser qu’il y a une énigme dans cette étrangeté. Mais rien n’est clair avec les fantômes, ils indiquent on ne sait quoi : un meurtre ? une honte ? une angoisse ?, parfois même un plaisir qui invite aujourd’hui beaucoup d’enfants de survivants à la recherche généalogique.

Le parent blessé est devenu une base d’insécurité : on se sent mal au contact de celui qu’on aime. Le sentiment d’appartenance est impossible quand on ignore l’histoire de celui qui se tait. On est prés de lui, sans un mot, angoissé par le murmure de ses fantômes.

Le corps de l’enfant du blessé est lui aussi porteur de fantôme. Quand le trauma parental n’a pas pu déclencher un processus de résilience, personne ne comprend la colère du père provoquée par une revendication légitime de l’enfant, personne ne voit que la mère, blessée par son passé, éprouve comme un abandon le petit flirt de sa fille adolescente.

Un enfant sécurisé apprend à bavarder simplement et se met ainsi en disposition relationnelle de découvrir un jour le trauma de ses parents. Mais les enfants insécurisés par le malheur que leurs parents ne parviennent pas à liquider, ni même à mettre en mots ne perçoivent que les fantômes qui indiquent le lieu de la mort. Il est difficile de parler sans s’affecter mutuellement par la gaieté ou la consolation. Mais quand le malheur fait encore souffrir et quand le milieu ne propose pas de lieu de parole, les parents se taisent pour moins souffrir et, croyant ainsi protéger ceux qu’ils aiment, ils les mettent en disposition de n’entendre que le murmure des fantômes.

L’enfant, privé d’un récit cohérent de ses origines, ignore d’où il vient, quels sont les rites et les valeurs de sa famille. Il ne peut ni s’adapter, ni répondre de manière cohérente à une vague information, un murmure, un indice, un objet mystérieux qui évoque on ne sait quoi, un fantôme certainement.

Un trouble relationnel s’installe sans mot dire entre deux partenaires d’un attachement réel, mais jamais éclairé par des mots.

Marie Laure Aubignat parle de « Trésor noir ». Quand le trauma devient un nouvel organisateur du Moi et de la relation, on s’aime et pourtant, c’est le noir du non-dit qui assombrit l’appartenance. « J’appartiens à je ne sais quoi, j’aurais aimé avoir une histoire afin de savoir d’où je viens, ce que je vaux et ce que je veux » pourraient dire ces enfants de traumatisés. Les autres, mes amis, mes copains de classe, parlent de leur Auvergne natale, de la pauvreté et de la gaieté du village de leur enfance où même les tragédies sont racontées en riant. L’enfant du blessé lui, n’a rien à dire.

C’est au moment où le père meurt que l’enfant pense : « Si vous saviez à quel point je regrette de ne lui avoir jamais posé de questions ! » C’est pourquoi Marie Laure Aubignat donne la parole à ces silencieux blessés par la blessure de ceux qu’ils aiment. Elle se fait la porte-parole de ces gens qui ont un roman dans leur mémoire et n’avaient jusqu’alors par eu l’occasion de le dire.

Ces histoires sont touchantes, terribles et passionnantes… comme les fantômes.